Flaubert lecteur de Balzac : L'Éducation sentimentale ou la réinvention du roman

Le projet d'écrire un roman qui deviendra L'Éducation sentimentale naît en 1863, année où Flaubert se remet à lire du Balzac. Mais tandis que Madame Bovary par son sous-titre «Mœurs de province» faisait encore référence à l'étude de mœurs balzacienne, dans les scénarios de L'Éducation sentimentale, Flaubert signale sa volonté de se démarquer : «Ψ Prendre garde au Lys dans la vallée». De la lecture balzacienne du réel à la suspension de la volonté de savoir dans sa contemplation, le roman flaubertien s'engage sur une voie différente. À propos des descriptions de Flaubert, Gérard Genette a parlé à la fois d' «une sorte de silence de la signification», de l' «opaque consistance de chaque détail» et d'une «transcendance frustrée». Mais pour Flaubert c'est la poésie ou l'infini (mots souvent synonymes dans sa Correspondance) qui tiennent lieu de transcendance dans la perception même du monde. L'effet d'infini est créé par une certaine disposition du réel dans la vision flaubertienne, par les interstices qui séparent les choses, les font briller dans une présence accrue. Il s'agit moins des silences de Flaubert que des silences du discours narratif qui par contre laissent entendre la voix de Flaubert. Ce ne sont pas des confidences politiques, religieuses (ce que Flaubert reproche à Balzac) qui manifestent le mieux la présence de l'auteur mais une façon de voir, de sentir et de dire le monde. On entend dans L'Éducation sentimentale le bruissement du monde derrière le délitement des faits, des idées, des sentiments et on perçoit un mode de contemplation dont on sait par les Carnets de voyage et la Correspondance qu'il est celui de Flaubert. Ne se méprenant pas sur la valeur de l'omniprésence du monde concret dans les romans de Flaubert, Rémy de Gourmont sera fasciné par L'Éducation sentimentale (et Bouvard et Pécuchet) car il y sent la présence forte de l'auteur et une dimension qu'il appelle sans hésiter «spirituelle».